Fils de saltimbanques, le futur Johnny se produit encore enfant avec toute sa famille chaque année à Marseille, dans un établissement tenu par les frères Guérini. Jean-Philippe a 10 ans, il fait à chaque étape un petit numéro habillé en cowboy pour lequel il joue deux chansons. C’est un enfant de la balle, qui montera sur les planches tout jeune. La scène est sa seconde maison. Mais à qui appartient la scène ? Aux gros producteurs, répondent les naïfs. Oui, mais il y a aussi les autres...
Attention : les fans absolus ne sont pas tenus de lire ce qui va suivre.
Grâce à l’amitié des frères Guérini, Antoine et Mémé (Barthélémy), la troupe des Halliday peut se produire dans les casinos de la côte d’Azur. Comme le Whisky à gogo, salle mythique où Johnny négociera son premier gros contrat avec Philips, refusant une offre pourtant alléchante de Barclay (Eddy). 30 millions de l’époque, avec un an de tournée à guichets déjà fermés pour la toute nouvelle « idole des jeunes ». Et qui dit tournée dit horaires décalés, boîtes de nuit, filles à la pelle...
Johnny aime les jolies femmes, et prend celles qui lui plaisent. Mais ça ne plaît pas à tout le monde. Il attrape par mégarde la femme – une brune incendiaire – à un truand de Montpellier. Johnny joue sur la Côte mais revient chaque soir à Montpellier faire roucouler sa belle. Sauf que le mari, très jaloux, est enfouraillé et cherche le chanteur. C’est dans une boîte de Marseille que le mari retrouvera l’amant. Malheureusement pour lui, la boîte appartient à Mémé Guérini. Bagarre générale et expulsion du mari indésirable.
Johnny devient un intime du « parrain », il le dit lui-même à Bernard Violet, auteur d’une biographie fouillée sur le chanteur, qui lui a accordé des entretiens :
« Lorsque j’allais chez lui, au premier étage, et qu’il était là, j’avais l’impression de me retrouver dans une scène du Parrain. Il y avait tous ses hommes, tout son staff là autour de la table. Il me disait "ah, petit, viens donc ici, fais-moi un bisou. Tu vas bien ? Tu veux boire quoi ? ... Va boire un Coca là-bas. On discute entre hommes et je te vois après !" Je me retrouvais vraiment au cœur d’un film policier ! »
Voici ce qu’écrit Bernard Violet après cette anecdote :
« Bref, Mémé va le prendre sous sa protection. Laquelle vaut tout autant qu’une bonne police d’assurance. »
On intervient ici pour parler du « problème » de drogue des stars : beaucoup de chanteurs prennent de la came, pas forcément par goût, mais pour tenir le rythme, et redescendre ensuite après un concert. C’est de notoriété publique et il y a une dépénalisation de fait pour les personnalités du show-biz. C’est leur dopage, et ils connaissent suffisamment de grands flics pour être tranquilles. Gainsbourg picolait avec les condés de son quartier, quant à Johnny, il tutoyait deux présidents, tout en étant très proche de Nicolas Sarkozy.
- Rien de tel qu’un président fan pour éviter les ennuis fiscaux
On ne voit pas Brice Hortefeux faire une descente dans la villa de Johnny sur la Côte pour trouver de la coke ! Johnny ne s’en cachait pas, il en a pris longtemps dès le réveil, c’est son pote Rondeau qui l’a écrit dans Le Monde.
« J’en ai pris longtemps en tombant de mon lit le matin. Maintenant, c’est fini. J’en prends pour travailler, pour relancer la machine, pour tenir le coup »
Parce que la vie de Johnny, c’est du speed de haut niveau. Mais tout le monde ne tient pas le coup. Extrait de l’entretien avec Daniel Rondeau dans Le Monde du 7 janvier 1998 :
« L’impression d’être un survivant ne me quitte plus guère. Il reste Mick Jagger et moi. Les autres ? Certains sont devenus relativement tôt des petits-bourgeois, ils se sont abonnés aux sucreries. Ceux qui ont mené notre vie, je les connais bien, ils sont devenus des légumes, ils sont finis ou ils ont disparu. Mon ami Jimi Hendrix ? Mort. Brian Jones, que j’avais rencontré dans une boîte de Soho, ne sachant plus qui il était ni qui étaient les autres ? Mort. Et moi, je suis comme ces grands malades qui ne se battent plus que pour ne pas mourir (…). On ne peut pas faire ce métier si on est normal. Il y a longtemps que je ne me sens pas comme les autres. Il faut que j’aille mal pour savoir que je pourrais aller bien.
Dès que la nuit tombe, je suis angoissé. C’est pour ça que je sors toutes les nuits. Je n’aime pas danser, on n’entend dans les boîtes que de la musique naze, bombardée par des haut-parleurs, mais c’est le seul moyen de ne pas être seul. J’ai peur de la mort (…) Mourir dans l’action ne me fait pas peur, mais la certitude de l’échéance inévitable est effrayante. Attendre quelque chose qui va arriver, je crois que c’est le pire. La nuit, je dors une heure et je me réveille en nage, comme si je sortais de ma douche. Et l’enfer de la nuit commence. La peur (…). Dans l’absolu, mon rêve, c’est d’y passer violemment, sans m’en rendre compte. Comme James Dean. »
Conclusion : la starisation extrême, ça déglingue. On ne se sent pas forcément légitime, surtout en cas de succès démesuré (Johnny pensait en 1960 ne durer qu’une saison puis disparaître), on a une double vie, celle pour les autres et puis la sienne, moins reluisante, forcément. La différence entre les deux peut devenir une déchirure insurmontable, qui explique bien des suicides ou des autodestructions programmées.
Johnny buvait comme un trou, ses compagnes successives l’ont ramassé ivre mort dans les night clubs, et un restaurateur parisien qui le voyait bouffer régulièrement chez lui n’a jamais vu de sa vie quelqu’un boire autant. Une capacité d’absorption hors normes. Johnny n’était donc pas qu’une bête de scène, mais aussi une bête de vie. Et de mort : il a plusieurs fois attenté à sa vie.
« Cette part d’auto-destruction l’a souvent conduit au bord du gouffre. En 1966, il tente de se suicider après une dépression nerveuse. Un an plus tard, il est victime d’un accident de voiture dans le sud de la France – premier d’une longue liste –, alors qu’il roule à 200 kilomètres heures. Et en 1985, il s’écroule sur scène, terrassé par une syncope. » (Le Parisien)
Alcool, came, filles, concerts, boîtes, ça défilait à toute vitesse, ce qui explique ce côté blasé qu’il avait parfois en interview. Il avait l’air de s’en foutre complètement, et il s’en foutait effectivement. Il lui fallait sa dose d’adrénaline et il la trouvait sur scène, même si pour cela, il devait mobiliser des coaches sportifs pour se remettre en forme avant une tournée. Et embaucher des doublures voix. Et puis, il y avait le fric, toujours en galère avec les impôts, mais ses amitiés haut placées lui permettaient de négocier, comme ce concert dans un bled de Corrèze en 2000 pour... les Chirac. Donnant donnant artistico-politique.
Fin de la digression, revenons sur les relations entre Johnny et le Milieu. Mémé Guérini protège donc le chanteur :
« Un jour il m’a dit : "tu es comme mon fils, petit. Tu as n’importe quel ennui, tu m’appelles tout de suite, il n’y aura jamais de problème." Et c’est vrai que je rencontrais parfois des problèmes. Lorsque vous débutez dans ce métier, il y a toujours des mecs louches qui tournent autour de vous. Alors j’allais voir Mémé pour lui dire : "Voilà, il se passe tel truc, ils me demandent de l’argent, sinon on ne peut pas jouer." Il m’écoutait attentivement et me disait : "Tinquiète pas, petit, je m’en occupe." »
Mémé a carrément délégué un de ses lieutenants à la garde de son « protégé » : Robert Sagna, alias Bob le Noir. Bernard Violet [1] soutient qu’il s’agissait peut-être d’un homme de Gaëtan Zampa. Bob, ancien proxo, est un petit mec avec une jambe de bois, mais il sera l’ami précieux du chanteur jusqu’à sa mort, dans les années 1990. Pourtant, d’après ses propres mots, Johnny n’est pas l’obligé du truand en particulier, et du Milieu en général.
Ces deux mondes, le show-biz et la truande, se mêlent dans celui de la nuit, un mélange parfois explosif. Ça n’a pas dérapé pour Johnny, qui a pourtant été inquiété quand la justice s’est intéressée au montage financier de sa propre boîte de nuit. Mais le chanteur numéro un n’aura pas eu les emmerdes d’un Delarue – racketté par ses dealers et par certains proches qui en savaient trop sur lui –, ou Doc Gynéco, « secoué » par des membres du Secteur Ä dans sa cité à hauteur de 500 000 francs de l’époque, ou Jamel, dont le garde du corps Boualem Talata se fit dessouder, probablement en rapport avec le meurtre de Francis le Belge deux mois auparavant... D’autres stars, moins protégées que Johnny, connaîtront des problèmes plus graves avec leurs addictions, qu’elles soient sexuelles ou psychotropiques.
Pour ce qui est des filles ou de la came, les chanteurs (on ne citera pas de nom) font souvent appel à des gens du « milieu », qui font office de garde du corps, de chauffeur et de rabatteur. Un boulot bien payé, qui permet de ne pas se salir les mains, et le reste. Un certain B. a son chauffeur-fournisseur, qui peut éventuellement le défendre en cas de mari jaloux ou de fan trop collante après coup ; N. avait carrément un pied dans une bande de braquos, qui ont longtemps calmé les velléités critiques des journalistes à l’égard de leur pote...
Johnny a donc eu la baraka jusqu’au bout : les speeds, la coke, l’alcool et les jaloux n’auront pas eu raison de lui avant 74 ans. Chapeau, l’artiste !